Le rôle du spectateur s’est grandement modifié à travers le temps, particulièrement depuis l’émergence d’œuvres interactives au milieu du 20e siècle. De nos jours, l’art contemporain demandera souvent au spectateur d’être beaucoup plus qu’en simple contemplation devant les œuvres. Ainsi la présence du regardeur devient essentielle à l’existence même de l’œuvre. Je réalise que ma pratique se situe dans cette perspective.
Si on a beaucoup questionné l’art et le statut de l’artiste depuis les explorations dada au début du xxe siècle, c’est cependant plus particulièrement à partir de la fin des années 1960 qu’on s’est véritablement attardé à la figure du spectateur et sur le rôle qu’il peut jouer dans le processus de création. (Blanchet, 2012)
Je suis me suis donc intéressée à comprendre comment mon processus artistique est influencé par ce désir d’inclure ainsi le regard du spectateur, mais surtout pourquoi c’est vraiment important pour moi. J’utiliserai le cas du projet sur lequel je travaille présentement pour expliquer quels genres de manipulations sont nécessaires pour créer un univers de curiosité et de découvertes propice au questionnement et à l’introspection ainsi qu’à la juste réception de mon travail. J’ai longtemps compromis certaines idées par manque de connaissances, mais le désir était déjà là. Quand j’ai réalisé l’assemblage It’s a Girl!, je me suis sentie très frustrée de ne pas pouvoir réaliser la mise en scène comme je le voulais. Le spectateur était invité à tourner une petite clef au dos de la boîte qui, dans mon idéal, aurait actionné un mécanisme pour que la boîte se mette à tourner et ainsi faire découvrir très tranquillement son contenu. Je trouvais nettement plus intéressant de faire découvrir l’oeuvre tranquillement, que de la voir instantanément en arrivant dans la salle. Dans ce cas-ci, l’organisation de l’espace amenait le spectateur à lui-même faire le tour pour découvrir la poupée (au doux son de la vieille boîte à musique). Mais cette expérience m’a vraiment poussée à vouloir aller chercher les notions nécessaires à pouvoir réaliser mes présentations comme je les imagine.
Intimité fragile à révéler
Les manipulations par la technologie, la psychologie et l’organisation spatiale doivent travailler en symbiose pour obtenir l’effet magique espéré. Dans l’article de Patricia Gauvin La mise en espace d’un projet de création pédagogique : le dispositif de présentation, elle cite Nicolas Thely, professeur en art et conclue :
Ainsi, les artistes proposent, planifient et installent un dispositif de présentation en tenant compte des modalités d’appréciation des visiteurs. L’artiste active les différents systèmes mis en place ; qu’ils soient temporels, formels, sensoriels ou contextuels. D’après [Thely], c’est la conjugaison de ces différents facteurs qui singularise l’œuvre devenant in situ par la même occasion. (Gauvin , 2019)
Pour moi, le dispositif doit être invisible. Dans mon projet Le Tabernacle, cet aspect de la découverte contrôlé est plus important que jamais.
Cette oeuvre parle de mes traumas les plus profonds et comment ils ont teinter mon existence jusqu’à aujourd’hui (par l’angoisse, l’anxiété, la peur et un trouble de personnalité limite). Elle est une métaphore sur mon introspection et tout le cheminement libérateur que je fais depuis plus d’un an. Cette oeuvre est très personnelle et intime et je sens que j’ai besoin de la transmettre avec beaucoup de soin. Ce qui est vraiment important pour moi est d’amener les gens vers la réflexion et l’introspection selon leurs propres expériences personnelles des thèmes mis en évidence dans l’aspect formel de l’œuvre, soit la sexualité et la religion catholique-chrétienne. Je découvre ainsi que mon besoin d’utilisation de techniques de manipulation semble être proportionnel au niveau d’intimité exposée dans mon travail. Ce sont donc ces idées difficiles à révéler qui me pousse à faire une aussi grosse mise en scène. Je veux contrôler comment le spectateur va découvrir l’œuvre puisque je l’invite en fait à ouvrir mes tiroirs secrets. ; j’ai besoin que ça se fasse doucement, et de façon très respectueuse. D’où l’importance pour moi de contrôler autant le spectateur pour cette oeuvre. « Intuitivement, nous reconnaissons que la configuration de l’œuvre dans l’espace avait un impact sur sa réception chez le spectateur. » (Gauvin, 2019)
Une expérience technoartistique
C’est un projet qui a commencé tout simplement et qui a tranquillement pris beaucoup d’ampleur. Au début, j’ai travaillé par instinct, sans trop savoir où j’allais et pourquoi je faisais ce que je faisais. Puis après une première étape de réalisation conceptuelle, j’ai voulu pousser plus loin dans la métaphore et c’est là que la technologie à pris une grande place dans ma réflexion. Les idées que j’avais maintenant ne pouvaient plus être faites en branchant simplement des lumières de Noël et je n’étais plus prête à compromettre ces idées. L’intégration de systèmes actifs est donc devenue pour moi essentielle à développer en plus de la manipulation par la psychologie et par l’organisation spéciale pour obtenir un effet de magie qui aidera à garder l’attention du spectateur là ou je la veux. Je vais décrire la séquence chronologique de la découverte de l’œuvre en annonçant où se situent les différentes manipulations utilisées.
La chorégraphie programmée
J’imagine cette installation dans une galerie. La sculpture comme telle est dans une salle fermée dans laquelle les gens entrent un à la fois. À l’extérieure de la salle, il y a, près de la porte, un endroit pour attendre en file avec une ou deux espaces avec des tablettes informatiques pour lire une brève explication du projet (en utilisant de la manipulation psychologique pour amener le spectateur à se sentir important et comme faisant partie d’une expérience) et un formulaire de consentement à remplir avant d’entrer. Sur le mur opposé, il y ont y voit la projection d’un œil en très gros. Rien n’indique que celle-ci est en lien avec l’installation, mais c’est en fait l’œil de la personne précédente qui a déjà regardé dans le trou de la croix (d’où le formulaire de consentement). L’entrée de la salle sera fermée par un gros rideau lourd en velours noir. Au-dessus de la porte il y aura une enseigne : (no) vacancy en néon avec le « no » allumé ou non selon s’il y a déjà quelqu’un à l’intérieur. La personne entre et voit une boîte au centre de la pièce qui respire de la lumière doucement par ses arêtes et par un trou en forme de croix chrétienne. On entend de l’eau qui coule, comme s’il y avait un petit ruisseau. Le texte qu’il aura lu avant d’entrer l’aura influencé à aller regarder à travers cette croix lumineuse. Pendant que la personne avance vers la boîte, la lumière respire de plus en plus rapidement, anxieuse à l’approche de la personne. Pendant pendant que la personne regarde à l’intérieur, la lumière se calme et ralentit. C’est à ce moment-là que la captation de l’œil du regardeur (et je l’espère, de sa réaction) sera fait et envoyé pour jouer en boucle à l’extérieure. Après quelques secondes la lumière à l’intérieur de la boîte commence à augmenter jusqu’à éblouir la personne qui reculera. Puis soudainement la pièce tombe dans l’obscurité totale. Après 2 à 3 secondes, de petites lumières au sol indiquent la sortie. Pendant que la personne retourne vers la porte, la boîte recommence tranquillement à « respirer normalement ». La personne sort de la salle et tombe face à face avec son œil (le reconnaîtra-t-il ?). Plustard en soirée cette personne recevra un courriel (fourni en remplissant le questionnaire) avec la petite vidéo en boucle avec un petit texte de réflexion qui lui indiquera que c’est en fait son propre œil. Et le visiteur rebelle lui ?
Il est vraiment nécessaire de laisser la place à l’imprévu et surtout à permettre les dérives. Parce qu’il y en aura certainement. Dans cette chorégraphie programmée, il sera déjà prévu des actions pour les gens qui décideront de ne pas suivre le protocole. J’imagine surtout deux choses que certains spectateurs pourraient décider de faire, soit ne pas allé tout de suite regarder dans la boîte ou tarder à sortir après avoir regardé. Si par exemple la personne décide de se promener dans la salle en y entrant, au lieu d’aller directement à la boîte, après un certain temps (quelques minutes), si la personne n’est toujours pas allée regarder dans le trou, la dernière partie de la programmation s’activera ; la salle sera plongée dans l’obscurité totale pendant quelques secondes puis les petites lumières au sol qui indiquent la sortie s’allumeront. Seule exception au programme normal : la boîte ne se rallumera pas tan que la personne ne sera pas sortie. Comme pour le punir de ne pas avoir suivi ce qu’il devait faire, il est expulsé sans possibilité de vivre l’expérience jusqu’ai bout. Évidemment il peut toujours refaire la file et y retourner. Un peu dans le même sens, la personne décide de déambuler dans la salle après avoir regardé, après 2 minutes ce même protocole s’active.
Je ne peux évidemment pas penser à toutes les dérives possibles. Ce qui me donne vraiment le goût d’utiliser justement cette installation (et probablement bien d’autres après aussi) comme laboratoire expérimental pour observer les comportements et réactions des participants.
Ma découverte des nouvelles possibilités d’activer mes installations comme je l’imagine dans mes rêveries, m’ouvre la porte à une plus grande capacité à transmettre mes ouvres d’une façon plus juste et proche de ce que j’ai envie de faire vivre au spectateur comme expérience. Les réflexions à ce sujet m’ont fait réalisé que c’est un désir que j’ai depuis très longtemps, et cette installation en devenir sur laquelle je travaille depuis l’hiver passé me fait même comprendre pourquoi ces manipulations sont essentielles pour moi. Finalement, je découvre mon intérêt grandissant pour mieux comprendre les comportements des visiteurs de galeries d’art contemporain que je continuerai d’étudier plus en profondeur.
Bibliographie
Blanchet, A.-S. (2012). Confusion des rôles ? L’artiste et le spectateur dans la Manœuvre.
Cahiers d’histoire, 31(1), 57 ‑ 67. https://doi.org/10.7202/1011678ar
Gauvin, P. (2 octobre 2019). LA MISE EN ESPACE D’UN PROJET DE CRÉATION
PÉDAGOGIQUE : Revue Vision. http://revuevision.ca/la-mise-en-espace-dun-projet-de-creation-pedagogique/
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